À l’aube de son exil au Qatar, on lui promettait de l’argent comme s’il en pleuvait. Amar Ndiaye a finalement atterri dans une immense prison à ciel ouvert. De son rêve avorté à son rebond en France, en passant par une rupture familiale dont il souffre encore, le Sénégalais livre un témoignage émouvant et glaçant.
1) L’exil au Qatar : du rêve au cauchemar
« Quand j’étais adolescent, je figurais parmi les meilleurs jeunes de mon club, la Jeanne d’Arc de Dakar. Un coach, ancienne gloire du basket sénégalais, m’a alors proposé de partir au Qatar. Il a fait croire à mes parents que j’allais devenir multimillionnaire. Mon père et ma mère ne se doutaient pas que cela allait être si compliqué pour moi… Ils estimaient que c’était le moment pour moi de faire ma vie.
À l’époque, lorsque tu arrivais au Qatar et que tu étais mineur, on te donnait un visa. Les policiers te prenaient ton passeport et tu ne le revoyais plus. Pour ressortir du pays, c’était quasiment impossible (*) … J’ai intégré le Qatar Sports Club (basé à Doha). On me faisait croire que j’avais de l’argent sur un compte bancaire. En réalité, je suis resté plusieurs années sans être payé.
« Uniquement du riz, du matin au soir… »
Sur place, j’étais traité comme un objet par des managers locaux. Je jouais, je rentrais chez moi. Je vivais dans une grosse maison de sept ou huit chambres qui ressemblait à un château. À côté, il y avait un restaurant qui nous fournissait une assiette de riz deux fois par jour. Uniquement du riz, du matin au soir… Je n’imagine même pas quelqu’un ne manger que du riz pendant des années. Nous étions deux à vivre ça : un autre Sénégalais était dans le même cas que moi.
2) La défiance des siens
J’ai passé sept ou huit mois sans pouvoir téléphoner à ma famille. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore et il était très difficile de communiquer avec l’extérieur. Un jour, je suis malgré tout entré en contact avec mes deux sœurs : elles m’ont demandé pourquoi je n’envoyais pas d’argent.
Personne ne m’a jamais cru quand j’ai tenté d’expliquer que je ne touchais pas de salaire. Cette histoire a rompu la relation entre ma famille et moi. Le mal était fait, les ponts étaient coupés… Quand ma mère a commencé à croire que je vivais effectivement dans des conditions pitoyables, elle est tombée malade et elle est partie par la suite.
3) En Chine, une fuite organisée
En cadets, j’ai atteint la finale du championnat avec le Qatar Sports Club. On affrontait Al Wakrah, l’équipe du fils du roi. Ce jour-là, notre entraîneur s’est endormi sur sa chaise. Lorsqu’il s’est réveillé, il a demandé qui avait gagné ! C’est le genre de choses que tu ne vois qu’une fois dans ta vie. Tu te dis : ça promet…
En plus, les gens ne s’intéressent pas au basket là-bas. Les salles étaient vides alors qu’au Sénégal, elles sont pleines. Je jouais meneur, ailier, pivot… Je faisais tout.
J’évoluais aussi en équipe nationale du Qatar. J’ai fini par entamer des démarches auprès de la Fédération pour dénoncer mes conditions de vie. On a commencé à me payer des cacahuètes…
Fin 2005, je me suis résolu à fuir, avec la complicité d’un coach égyptien et d’un préparateur physique originaire des États-Unis.
« Au lieu de monter dans l’avion avec mes coéquipiers, j’en ai pris un autre pour la France »
Je devais participer à la Coupe du monde 2006 au Japon et je me suis retrouvé en Chine pour un tournoi avec ma sélection. Quand nous sommes arrivés à l’aéroport, je me suis tout de suite dirigé vers le “duty free” et j’ai demandé à un gars de faire une photocopie de mon passeport.
L’Américain, de son côté, m’avait acheté un billet d’avion pour Strasbourg. Il m’a aidé parce qu’il y voyait un intérêt : il était également agent de joueurs et son idée était que je rejoigne les États-Unis dans un avenir proche. Mais quand je me suis présenté aux contrôles, les douaniers n’ont pas voulu me laisser passer. Ils réclamaient le passeport original.
Lorsque je l’ai de nouveau eu en ma possession pour le vol retour, au lieu de monter dans l’avion avec mes coéquipiers, j’en ai pris un autre pour la France. Le temps que ma délégation s’aperçoive que je manquais à l’appel, il était déjà trop tard…
4) Saint-Dié, terre d’accueil
Je suis venu en France parce qu’un copain qui évoluait à Saint-Dié (Prénationale) avait donné mon contact à son coach, Jean-Claude Hell. Quand je suis arrivé, je suis allé à la Poste et j’ai tout de suite renvoyé mon passeport aux dirigeants de la Fédération qatarie pour ne pas avoir de problèmes. Je leur ai aussi fait savoir que j’avais gardé une photocopie. C’était, en quelque sorte, une preuve qu’ils m’avaient exploité. Je leur ai dit qu’en France, il y avait des lois et ils m’ont définitivement foutu la paix.
Mes papiers n’étant pas en règle, je suis resté un an sans pouvoir jouer. Le président de Saint-Dié m’a demandé d’aller au Sénégal pour refaire mon passeport, mais j’avais peur d’y retourner. Pour moi, c’était un échec de rentrer au pays en n’ayant rien dans les poches. Ce passé me poursuit jusqu’à présent…
Je me suis finalement laissé convaincre de me rendre à Dakar pour régulariser ma situation. Je me suis débrouillé pour réceptionner mon passeport à l’aéroport, avec l’aide de mon père, qui avait des relations sur place. Je ne pouvais pas entrer sur le territoire sénégalais. Si je l’avais fait, il m’aurait à nouveau fallu un visa pour ressortir.
Le président de Saint-Dié, lui, était un chef d’entreprise franco-italien. Il a effectué des démarches auprès de la préfecture d’Épinal et m’a offert un CDI dans le bâtiment. Jean-Claude Hell s’est lui aussi beaucoup battu pour moi. Il souhaitait que je me familiarise avec les lois et règles en vigueur en France. Il m’a donc mis en contact avec une éducatrice spécialisée, qui m’a fait aimer le pays. Cet entraîneur a tout fait pour m’aider et je me sentirai toujours redevable à son égard. Aujourd’hui, je l’appelle papa et mon fils (Thomas Babacar, 5 ans) l’appelle papy. Ça veut tout dire…
5) Le changement de nom
Après être monté en N3 avec Saint-Dié, j’ai tenté l’aventure à Colmar (Prénationale). C’est à cette période-là que Kaysersberg m’a repéré (il s’est engagé avec le KABCA pour la saison 2012-2013). Fabien Drago (l’entraîneur de “KB”) a cru en moi alors que tout le monde lui disait que je n’allais jamais m’imposer en N2. Finalement, j’ai terminé parmi les meilleurs marqueurs de la poule et on a disputé les play-offs. Mais le club voulait nourrir des ambitions plus élevées et ne m’a pas conservé.
Peu après, je suis devenu français. Je suis allé à Nancy avec Jean-Claude Hell pour déposer ma demande de naturalisation. J’avais notamment emmené des feuilles d’impôts et des articles de journaux pour prouver que j’étais bien Amar Ndiaye, mais je n’avais pas d’extrait de naissance. On m’a alors expliqué que le seul moyen d’obtenir la nationalité, c’était de changer d’identité.
Je n’étais pas trop d’accord, mais je n’ai pas eu le choix. Pour mon nom, on m’a demandé de reprendre quelques lettres de Ndiaye. J’ai donc choisi Days. Concernant le prénom, on m’a proposé Jean-Claude ou Maxime. J’ai opté pour Maxime parce que Jean-Claude, ça me paraissait vraiment réservé aux Français de souche (rires). Mes proches, eux, continuent à m’appeler Amar.
« Quand Maxime Days a été appelé, j’avais oublié que c’était moi ! »
À l’époque, j’avais signé à Pfastatt (N3). Un jour, avant un match, le club a fait la présentation des équipes et quand Maxime Days a été appelé, j’avais oublié que c’était moi ! J’en ai passé des épreuves… Je crois que ma vie pourrait être un roman.
Ma mère, elle, est décédée durant la semaine où j’ai reçu mon passeport français. Tous les repères que j’avais sont partis avec elle…
6) La quête de stabilité
Lors de la saison 2015-2016, j’ai rejoué à Saint-Dié. Ensuite, j’ai été contacté pour évoluer à nouveau en sélection du Qatar. Cela peut sembler surprenant que je sois retourné là-bas, mais un coach marocain que je connaissais très bien m’a expliqué que le système avait changé, qu’il y avait désormais des lois et des contrats pour protéger les joueurs.
Et puis, j’avais besoin de prendre ma revanche envers ce pays. J’y avais travaillé pendant des années et on ne m’avait rien rendu. Cette fois, j’y suis allé en tant que Français et ça change la donne. La façon dont on t’accueille n’est pas du tout la même. Je me sentais à la fois en sécurité et respecté. J’espérais récolter assez d’argent pour pouvoir acheter une maison. Mais je me suis blessé au ménisque. J’avais un problème de surpoids. Je faisais 113 kilos, aujourd’hui je suis descendu à 88.
Je suis finalement rentré à Saint-Dié. Ma femme (Anne-Laure) n’en pouvait plus… C’était dur pour elle de rester toute seule. Il y a cinq ans, elle avait donné naissance à notre petit garçon, Thomas Babacar. Elle a aussi un autre enfant, Mattéo, qui a 15 ans maintenant et a besoin d’une présence masculine à la maison.
« Mon patron a montré qu’il n’avait qu’une parole »
Depuis trois mois, j’ai repris mon travail à Salveco, une entreprise spécialisée dans les produits bio qui se développe un peu partout en Europe et même en Afrique. Je l’avais quittée quand j’étais reparti au Qatar en 2016 et à l’époque, mon patron m’avait promis qu’il me reprendrait si je revenais, à condition qu’il y ait du boulot. Il a montré qu’il n’avait qu’une parole. On a des liens qui dépassent la simple relation patron – employé. J’ai commencé en tant qu’opérateur, désormais je suis magasinier. Même si c’était dur au début, quand je regarde ma vie et ma magnifique famille, finalement, je ne regrette rien.
7) À Kaysersberg, qui aime bien châtie bien…
Après ma blessure, j’ai mis du temps à revenir. Mais quand l’entraîneur de Kaysersberg, Fabien Drago, m’a dit qu’il avait besoin de moi pour cette saison en N1, j’ai estimé que c’était mon devoir en tant qu’homme de venir lui donner un coup de main.
On s’est certes séparé en 2013, mais ça ne l’a pas empêché de parler de moi en bien et de garder contact. Je suis vraiment là pour lui rendre service, pas pour faire de l’argent. Cela étonne tout le monde que je fasse le trajet Saint-Dié – Kaysersberg pour aller m’entraîner. Mais après tout ce que j’ai vécu, prendre la voiture et faire de la route, ce n’est pas ça qui va me démotiver…
Même en habitant loin, je n’ai pas de passe-droit. Malgré l’amitié qui nous unit, mon âge (32 ans le 31 décembre prochain) ou mon expérience, Fabien Drago est toujours aussi sévère avec moi (sourire ). Sur le terrain, je suis le premier à qui il met les points sur les “i”. Parfois, j’ai l’impression qu’il veut que je joue en NBA plus tard (rires) ! Mais je suis content d’être dans un club structuré. Quand je sens que le fonctionnement n’est pas assez strict, j’ai tendance à en profiter et à dépasser la ligne de trop (sourire). »
(*) Ce système de parrainage, appelé Kafala, empêchait les travailleurs étrangers de quitter le Qatar sans autorisation de leur employeur. Le petit émirat vient de l’abolir il y a… douze jours.
Source : DNA, Amaury Prieur / Photo: Laurent Habersetzer